Liberty Bar - Simenon
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Brown attendait au haut du perron qu’on eût retiré la bière du corbillard. Il avait l’habitude des cérémonies. Cela ne le gênait pas d’être le point de mire de tous les regards.
Mieux, il examinait tranquillement les quatre femmes, sans curiosité exagérée.
Les ordres avaient été donnés trop tard. On s’apercevait au dernier moment qu’on avait oublié de prévenir l’organiste. Le curé appela Boutigues, lui parla bas, et quand l’inspecteur revint de la sacristie, il annonça, navré, à Maigret :
— Il n’y aura pas de musique… Il faudrait attendre au moins un quart d’heure… Et encore ! l’organiste doit être au maquereau…
Quelques personnes entraient dans l’église, jetaient un coup d’œil et s’en allaient. Et Brown, toujours debout, toujours raide, regardait autour de lui avec la même curiosité paisible.
Ce fut une absoute rapide, sans orgues, sans chantre. Le goupillon éparpilla de l’eau bénite. Et aussitôt après, les quatre porteurs emmenèrent le cercueil.
Il faisait déjà tiède dehors. On passa devant la vitrine d’un coiffeur, dont le commis en blouse blanche levait les volets. Un homme se rasait devant sa fenêtre ouverte. Et les gens qui allaient à leur travail se retournaient, étonnés, sur ce petit cortège de rien du tout dont l’escorte dérisoire ne s’harmonisait pas avec le somptueux corbillard de première classe.
Les deux femmes de Cannes et les deux femmes d’Antibes étaient toujours sur un rang, mais un mètre les séparait. Un taxi vide suivait. Boutigues, qui endossait la responsabilité de la cérémonie, était nerveux.
— Vous croyez qu’il n’y aura pas de scandale ?
Il n’y en eut pas. Le cimetière, avec toutes ses fleurs, était aussi gai que le marché. On y retrouva, près d’une fosse béante, le prêtre et l’enfant de chœur qu’on n’avait pas vus arriver.
Harry Brown fut invité à jeter la première pelletée de terre. Puis il y eut une hésitation. La vieille femme en deuil poussa sa fille, la suivit.
Brown, à grands pas, avait déjà regagné le taxi vide qui attendait à la porte du cimetière.
Hésitation, à nouveau. Maigret se tenait à l’écart, avec Boutigues. Jaja et Sylvie n’osaient pas s’en aller sans lui dire au revoir. Seulement les femmes en deuil les devançaient. Gina Martini pleurait, roulait son mouchoir en boule, sous le voile.
Sa mère questionnait, soupçonneuse :
— C’était son fils, n’est-ce pas ?… Je suppose qu’il va vouloir venir à la villa ?…
— C’est possible ! Je ne sais pas…
— Nous vous verrons aujourd’hui ?
Mais elle ne regardait que Jaja et Sylvie. Elles seules l’intéressaient.
— D’où sortent-elles ?… On n’aurait pas dû permettre à des créatures pareilles…
Des oiseaux chantaient dans tous les arbres. Les fossoyeurs lançaient la terre à un rythme régulier, et à mesure que la fosse se comblait, le bruit était plus mou. Ils avaient déposé la couronne et les deux bouquets sur la tombe voisine, en attendant. Et Sylvie restait tournée de ce côté, le regard fixe, les lèvres pâles.
Jaja s’impatientait. Elle attendait le départ des deux autres pour parler à Maigret. Elle s’épongeait, car elle avait chaud. Et elle devait avoir de la peine à tenir debout.
— Oui… J’irai vous voir tout à l’heure…
Les voiles noirs s’éloignaient vers la sortie. Jaja s’approchait avec un grand soupir de soulagement.
— Ce sont elles ?… Il était vraiment marié ?
Sylvie restait en arrière, regardait toujours la fosse presque comblée.
Et Boutigues s’énervait à son tour. Il n’osait pas venir écouter la conversation.
— C’est le fils qui a payé le cercueil ?
On sentait que Jaja n’était pas à son aise.
— Un drôle d’enterrement ! dit-elle. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne me l’étais pas imaginé comme ça… Je n’aurais même pas pu pleurer…
C’est maintenant que l’émotion lui venait. Elle regardait le cimetière, et elle était en proie à un malaise vague.
— Ce n’était même pas triste !… On aurait dit…
— On aurait dit quoi ?
— Je ne sais pas… Comme si ce n’était pas un véritable enterrement…
Et elle étouffa un sanglot, s’essuya les yeux, se tourna vers Sylvie.
— Viens… Joseph nous attend…
Le gardien du cimetière, sur son seuil, était occupé à dépecer un congre.
— Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?
Boutigues était soucieux. Lui aussi sentait confusément qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Maigret allumait sa pipe.
— Je pense que William Brown a été assassiné ! répliqua-t-il.
— Évidemment !
Et ils déambulaient dans les rues, où déjà les vélums étaient tendus au-dessus des vitrines. Le coiffeur du matin lisait son journal, assis devant sa porte. Place Macé, on aperçut les deux femmes de Cannes et Joseph qui attendaient l’autobus.
— On prend quelque chose à la terrasse ? proposa Boutigues.
Maigret accepta. Il était envahi par une paresse presque accablante. Des images multiples se succédaient sur sa rétine, se confondaient, et il n’essayait même pas d’y mettre de l’ordre.
À la terrasse du Glacier, par exemple, il fermait à demi les yeux. Le soleil cuisait ses paupières. Les cils croisés formaient une grille d’ombre derrière laquelle les gens et les choses prenaient un aspect féerique.
Il voyait Joseph qui aidait la grosse Jaja à se hisser sur l’autocar. Puis un petit monsieur tout en blanc, coiffé d’un casque colonial, passait lentement, traînant un chien chow-chow à la langue violette.
D’autres images se mêlaient à la réalité : William Brown, au volant de sa vieille auto, conduisant ses deux femmes de boutique en boutique, avec parfois un simple pyjama sous son pardessus et les joues non rasées.
À cette heure-ci, le fils, de retour au Provençal, dans un appartement de style, devait dicter des câbles, répondre au téléphone, aller et venir à grands pas secs et réguliers.
— C’est une affaire étrange ! soupira Boutigues, qui n’aimait pas le silence, en décroisant les jambes et en les croisant en sens inverse. C’est dommage qu’on ait oublié de prévenir l’organiste !
— Oui ! William Brown a été assassiné…
C’était pour lui-même que Maigret répétait ça, pour se convaincre que, malgré tout, il y avait un drame.
Son faux col le serrait. Il avait le front moite. Il regardait avec gourmandise le gros glaçon qui flottait dans son verre.
« Brown a été assassiné… Il est parti de la villa, comme il le faisait chaque mois, pour se rendre à Cannes. Il a laissé son auto au garage. Il est allé chercher dans quelque banque ou chez un homme d’affaires la mensualité que lui assurait son fils. Puis, il a passé quelques jours au Liberty-Bar. »
Quelques jours de chaude paresse semblable à celle qui accablait Maigret. Quelques jours en pantoufles, à traîner d’une chaise à l’autre, à manger et à boire avec Jaja, à regarder aller et venir Sylvie demi-nue…
« Le mercredi, à deux heures, il s’en va… À cinq heures, il reprend sa voiture, et, un quart d’heure plus tard, il échoue, blessé à mort, sur le perron de la villa, où ses femmes le croient ivre et l’invectivent de la fenêtre… Il a environ deux mille francs sur lui, comme d’habitude… »
Maigret n’a pas parlé. Tout cela, il l’a pensé, en regardant les passants défiler derrière la grille de ses cils.
Et c’est Boutigues qui murmure :
— Je me demande qui pouvait avoir intérêt à sa mort !
Voilà bien la question dangereuse. Ses deux femmes ?
Est-ce qu’elles n’ont pas intérêt, au contraire, à ce qu’il vive le plus longtemps possible puisque, sur les deux mille francs qu’il rapporte chaque mois, elles parviennent à faire des économies ?
Celles de Cannes ? Elles perdront un de leurs rares clients, qui nourrissait toute la maisonnée pendant huit jours chaque mois et qui payait des bas de soie à l’une, des notes d’électricité ou de gaz à l’autre…
Non ! d’intérêt matériel, il n’y a que Harry Brown à en avoir puisque, son père mort, il ne devra plus lui verser sa mensualité de cinq mille francs.
Mais que sont ces cinq mille francs pour une famille qui vend de la laine par cargos entiers ?
Et voilà Boutigues qui soupire :
— Je finirai par croire, comme les gens d’ici, qu’il s’agit d’une affaire d’espionnage…
— Garçon ! remettez-nous ça ! dit Maigret.
Il le regrette aussitôt. Il veut donner contrordre, n’ose pas !
Il n’ose pas par crainte d’avouer sa faiblesse. Et il se souviendra par la suite de cette heure-là, de la terrasse du Café Glacier, de la place Macé…
Car c’est un de ses rares moments de faiblesse ! De faiblesse absolue ! L’air est tiède. Une petite fille vend des mimosas au coin de la rue, et elle a les pieds nus, les jambes hâlées.
Une grosse torpédo grise, aux accessoires nickelés, passe sans bruit, emportant vers la plage trois jeunes femmes en pyjama d’été et un jeune homme aux petites moustaches de jeune premier.
Cela sent les vacances. La veille aussi, le port de Cannes, au soleil couchant, sentait les vacances, surtout l’Ardena, dont le propriétaire faisait la roue devant les jeunes filles aux formes savoureuses.
Maigret est habillé de noir, ainsi qu’il l’était toujours à Paris. Il a son chapeau melon, qui n’a rien à faire ici.
Une affiche annonce en lettres bleues, devant lui : Casino de Juan-les-Pins. Grand gala de la pluie d’or…
Et la glace fond doucement dans le verre couleur d’opale.
Des vacances ! Regarder le fond moiré de l’eau, penché sur le bord d’une barque peinte en vert ou en orange…
Faire la sieste sous un pin parasol en écoutant bourdonner les grosses mouches.
Mais surtout ne pas s’inquiéter d’un monsieur qu’on ne connaît pas et qui a reçu par hasard un coup de couteau dans le dos !
Ni de ces femmes que Maigret ignorait la veille et dont les figures le hantent, comme si c’était lui qui avait couché avec elles !
Sale métier ! L’air sent le bitume qui fond. Boutigues a piqué un nouvel œillet rouge au revers de son veston clair.
William Brown ?… Eh bien ! il est enterré… Qu’est-ce qu’il veut de plus ?… Est-ce que Maigret y est pour quelque chose ?… Est-ce que c’est lui qui a possédé un des plus grands yachts d’Europe ?… Est-ce que c’est lui qui s’est acoquiné avec les deux Martini, la vieille au visage plâtré et la jeune aux formes callipyges ?… Est-ce que c’est lui qui s’enfonçait béatement dans la paresse crapuleuse du Liberty-Bar ?…
Il y a de petites bouffées tièdes qui vous caressent les joues… Les gens qui passent sont en vacances… Tout le monde est en vacances, ici !… La vie a l’air d’une vacance !…
Même Boutigues, qui ne peut pas se taire et qui murmure :
— Au fond, je suis bien content qu’on ne m’ait pas laissé la responsabilité de…
Alors Maigret cesse de regarder le monde à travers ses cils. Il tourne vers son compagnon un visage un peu congestionné par la chaleur et par la somnolence. Ses prunelles apparaissent brouillées, mais il ne faut que quelques secondes pour qu’elles reprennent leur netteté.
— C’est vrai ! dit-il en se levant. Garçon ! Combien ?…
— Laissez ça.
— Jamais de la vie.
Il jeta des coupures sur la table.
Oui, c’est une heure dont il se souviendra, parce que, franchement, il a été tenté de ne pas s’en faire, de laisser aller les choses, comme les autres, en prenant le temps comme il vient.
Et le temps est radieux !
— Vous partez ?… Vous avez une idée de derrière la tête ?
Non ! Sa tête est trop pleine de soleil, de langueurs. Il n’a pas le moindre petit bout d’idée. Et, comme il ne veut pas mentir, il murmure :
— William Brown a été assassiné !
À part lui, il pense : « Qu’est-ce que ça peut leur f… ! »
Parbleu ! À tous ces gens qui se chauffent au soleil comme des lézards et qui assisteront ce soir au Gala de la pluie d’or.
— Je vais travailler ! dit-il.
Il serre la main de Boutigues. Il s’éloigne. Il s’arrête pour laisser passer une auto de trois cent mille francs dans laquelle il n’y a, au volant, qu’une jeune fille de dix-huit ans qui fronce les sourcils en regardant devant elle.
— Brown a été assassiné… continue-t-il à se répéter.
Il commence à ne plus sous-estimer le Midi. Il tourne le dos au Café Glacier. Et, pour ne pas retomber dans la tentation, il se dicte comme à un sous-ordre :
— Découvrir l’emploi du temps de Brown, mercredi, de deux heures à cinq heures de l’après-midi…
Donc, il faut aller à Cannes ! Et prendre l’autocar !
Il l’attend, les mains dans les poches, la pipe aux dents, l’air grognon, sous un réverbère.
VI
Le compagnon honteux
Des heures durant, à Cannes, Maigret se livra à un morne travail que l’on confie d’habitude à des inspecteurs. Mais il avait besoin de s’agiter, de se donner l’illusion de l’action.
À la police des mœurs, on connaissait Sylvie, qui figurait sur les registres.
— Je n’ai jamais eu d’ennuis avec elle ! dit le brigadier qui s’occupait de son quartier. Elle est tranquille. Elle passe à peu près régulièrement la visite…
— Et le Liberty-Bar ?
— On vous en a parlé ? Une drôle de boîte, qui nous a intrigués longtemps et qui continue à intriguer bien des gens ! Au point que presque tous les mois nous recevons une lettre anonyme à son sujet. D’abord, on a soupçonné la grosse Jaja de vendre des stupéfiants. Elle a été mise sous surveillance. Je peux vous affirmer que ce n’est pas vrai… D’autres ont insinué que l’arrière-boutique servait de lieu de réunion à des gens de mœurs spéciales…
— Je sais que c’est faux ! fit Maigret.
— Oui… C’est plus rigolo que tout ça… La mère Jaja attire de vieux types qui n’ont plus envie de rien, que de se soûler en sa compagnie. D’ailleurs, elle a une petite rente, car son mari est mort accidentellement…
— Je sais !
Dans un autre bureau, Maigret se renseigna sur Joseph.
— On le tient à l’œil, parce que c’est un habitué des courses, mais on n’a jamais rien relevé contre lui.
Résultats nuls sur toute la ligne. Les mains dans les poches, Maigret se mit alors à parcourir la ville, avec un air obstiné qui proclamait sa mauvaise humeur.
Il commença par visiter les palaces, où il se fit remettre le livre des voyageurs. Entre-temps, il déjeuna dans un restaurant proche de la gare, et à trois heures de l’après-midi il savait que Harry Brown n’avait dormi à Cannes ni pendant la nuit du mardi au mercredi, ni pendant celle du mercredi au jeudi.
C’était dérisoire. S’agiter pour s’agiter !
— Le fils Brown peut être venu de Marseille en auto et être reparti le jour même…