Liberty Bar - Simenon
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— Un jour il a dû venir en Europe, à cause d’un procès…
— Tout seul ?
— Il est venu tout seul !
C’était tellement simple ! Paris ! Londres ! Berlin ! La Côte d’Azur ! Et Brown qui s’apercevait qu’avec sa fortune colossale il était, dans un monde brillant, plein de séductions, quelque chose comme un roi !
— Et il n’est pas retourné là-bas ! soupira Maigret.
— Non ! Il a voulu…
Le procès traînait. Les gens avec qui l’éleveur de moutons était en rapport le conduisaient dans les endroits où l’on s’amuse. Il entrait en relation avec des femmes.
— Pendant deux ans, il remettait sans cesse son retour…
— Qui le remplaçait là-bas à la tête de ses affaires ?
— Ma mère… Et le frère de ma mère… On a reçu des lettres de gens du pays disant que…
Cela suffisait ! Maigret était plus que renseigné ! Brown qui n’avait jamais connu que ses terres, ses moutons, ses voisins et des pasteurs faisait une bombe effrénée, s’offrait tous les plaisirs insoupçonnés jusque-là…
Il remettait son retour à plus tard… Il faisait traîner le procès… Le procès fini, il trouvait de nouvelles excuses pour rester…
Il avait acheté un yacht… Il faisait partie des quelques douzaines de personnages qui peuvent tout s’acheter, tout se permettre…
— Votre mère et votre oncle sont parvenus à le placer sous conseil judiciaire ?
Aux Antipodes, on se défendait ! On obtenait des jugements ! Et un beau matin, à Nice ou à Monte-Carlo, William Brown se réveillait avec, pour toute fortune, une pension alimentaire !
— Longtemps, il a continué à faire des dettes, et nous avons payé… dit Harry.
— Puis vous n’avez plus payé ?
— Pardon ! J’ai continué à verser une pension de cinq mille francs par mois…
Maigret sentait que ce n’était pas encore net. Il ressentait un vague malaise, qu’il traduisit par une question brusque :
— Qu’est-ce que vous êtes venu proposer à votre père, quelques jours avant sa mort ?
C’était en vain qu’il épiait son interlocuteur. Brown ne se troublait pas, répondait avec son habituelle simplicité :
— Malgré tout, il avait encore des droits, n’est-ce pas ?… Depuis quinze ans, il faisait opposition au jugement… C’est un grand procès là-bas… Cinq avocats travaillent seulement pour cela… Et, en attendant, on vit sous un régime provisoire qui empêche de réaliser de grosses opérations…
— Un instant… D’un côté, votre père, tout seul, vivant en France et représenté en Australie par des gens de loi qui défendent ses intérêts.
— Des gens de loi qui ont une mauvaise réputation…
— Évidemment !… Dans l’autre camp, votre mère, votre oncle, vos deux frères et vous…
— Yes !… Je veux dire oui !…
— Et qu’est-ce que vous offriez à votre père pour disparaître complètement de la circulation ?
— Un million !
— Autrement dit, il y gagnait, puisque vous lui versiez une pension inférieure à l’intérêt de cette somme, bien placée… Pourquoi refusait-il ?…
— Pour nous faire enrager !
Harry dit cela très gentiment. Il ne savait sans doute pas que ce mot était quelque peu incongru dans sa bouche.
— C’était une idée fixe… Il ne voulait pas nous laisser en paix…
— Donc, il a refusé…
— Oui ! Et il m’a annoncé qu’il s’arrangerait pour que, même après sa mort, les ennuis continuent…
— Quels ennuis ?
— Le procès ! Là-bas, cela nous fait beaucoup de tort…
Est-ce qu’il y avait encore besoin d’explications ? Il suffisait d’évoquer le Liberty-Bar, Jaja, Sylvie à demi nue, William qui apportait des provisions… Ou la villa et les deux Martini, la jeune et la vieille, et la bagnole dans laquelle on les conduisait au marché…
Puis de regarder Harry Brown, qui représentait l’élément ennemi, l’ordre, la vertu, le droit, avec ses cheveux bien lissés, son complet correct, son sang-froid, sa politesse un peu distante, ses secrétaires…
— Pour nous faire enrager !…
La figure de William Brown devenait plus vivante ! Longtemps pareil à son fils, à tous ceux de là-bas, il avait rompu avec l’ordre, la vertu, la bonne éducation…
Il était devenu l’ennemi, qu’on avait rayé purement et simplement des cadres de la famille…
Il s’obstinait, parbleu ! Il savait bien qu’il n’aurait pas gain de cause ! Il savait bien que désormais il était le maudit !…
Mais il les ferait enrager !…
N’était-il pas capable de n’importe quoi pour cela ?… Les faire enrager, sa femme, son beau-frère, ses enfants qui le reniaient, qui continuaient à travailler pour gagner de l’argent, toujours plus d’argent…
— Lui mort, n’est-ce pas, expliquait posément Harry, le procès s’éteignait et tous les ennuis, toutes ces histoires scandaleuses qui font la joie des mauvaises gens de chez nous…
— Évidemment !
— Alors, il a rédigé un testament… Il ne peut pas déshériter sa femme et ses enfants… Mais il peut disposer d’une partie de sa fortune… Savez-vous au profit de qui il l’a fait ?… De quatre femmes…
Maigret faillit éclater de rire. En tout cas, il ne put s’empêcher de sourire en imaginant les deux Martini, la mère et la fille, puis Jaja et Sylvie arrivant en Australie pour défendre leurs droits…
— C’est ce testament que vous avez à la main ?…
Il était long, établi dans toutes les règles, par-devant notaire.
— C’est à cela que mon père faisait allusion en disant que, même après sa mort, les histoires continueraient…
— Vous en connaissiez les termes ?
— Ce matin encore, je ne savais rien… Quand je suis rentré au Provençal, après l’enterrement, un homme m’attendait…
— Un nommé Joseph ?
— Une sorte de garçon de café… Il m’a dit que si je voulais lui racheter l’original, je n’avais qu’à me rendre dans un hôtel de Cannes et apporter vingt mille francs… Cette sorte de gens n’a pas l’habitude de mentir…
Maigret avait pris une attitude sévère.
— Autrement dit, vous étiez disposé à détruire un testament ! Il y a même commencement d’exécution…
Brown ne se troubla pas plus que précédemment.
— Je sais ce que je fais ! dit-il avec calme. Et je sais ce que sont ces femmes…
Il se leva, regarda le verre plein de Maigret.
— Vous ne buvez pas ?
— Merci !
— N’importe quel tribunal comprendra que…
— … que le groupe de là-bas doit gagner…
Qu’est-ce qui avait poussé Maigret à dire cela ? Le vertige de la gaffe ?
Harry Brown ne broncha pas, articula, en se dirigeant vers la porte de sa chambre où cliquetait la machine à écrire :
— Le document n’est pas détruit… Je vous le laisse… Je reste ici jusqu’à ce que…
La porte était déjà ouverte, et le secrétaire annonçait :
— C’est Londres qui…
Il avait l’appareil téléphonique à la main. Brown le saisit, commença à parler anglais avec volubilité.
Maigret en profita pour s’en aller, avec le testament. Il pressa en vain le bouton d’appel de l’ascenseur, finit par s’engager dans l’escalier en se répétant :
— Surtout, pas d’histoires !
En bas, l’inspecteur Boutigues prenait le porto en compagnie du gérant. De beaux grands verres à dégustation, en cristal taillé. Et la bouteille à portée de la main !
VIII
Les quatre héritières
Boutigues sautillait au côté de Maigret, et ils n’avaient pas parcouru vingt mètres que l’inspecteur annonçait :
— Je viens de faire une découverte !… Le directeur, que je connais depuis longtemps, surveille l’Hôtel du Cap, au cap Ferrat, qui appartient à la même société…
Ils venaient de quitter le Provençal. Devant eux, la mer n’était, dans la nuit, qu’une mare d’encre d’où ne s’élevait même pas un frémissement.
À droite, les lumières de Cannes. À gauche, celles de Nice. Et la main de Boutigues désignait l’obscurité, au-delà de ces lucioles.
— Vous connaissez le cap Ferrat ?… Entre Nice et Monte-Carlo…
Maigret savait. Maintenant, il avait à peu près compris la Côte d’Azur : un long boulevard partant de Cannes et finissant à Menton, un boulevard de soixante kilomètres, avec des villas et, par-ci par-là, un casino, quelques palaces…
La fameuse mer bleue… La montagne… Et toutes les douceurs promises par les prospectus : les orangers, les mimosas, le soleil, les palmiers, les pins parasols, les tennis, les golfs, les salons de thé et les bars américains…
— La découverte ?
— Eh bien ! Harry Brown a une maîtresse sur la Côte ! Le directeur l’a aperçu plusieurs fois au cap Ferrat, où il lui rend visite… Une femme d’une trentaine d’années, veuve ou divorcée, très comme il faut, paraît-il, qu’il a installée dans une villa…
Est-ce que Maigret écoutait ? Il regardait le prestigieux panorama nocturne d’un air grognon. Boutigues poursuivait :
— Il va la voir environ une fois par mois… Et c’est la fable de l’Hôtel du Cap, parce que Brown y joue toute une comédie afin de cacher sa liaison… Au point que, quand il découche, il rentre par l’escalier de service et feint de n’être pas sorti de la nuit…
— C’est rigolo ! dit Maigret, avec si peu de conviction que l’inspecteur en fut tout déconfit.
— Vous ne le faites plus surveiller ?
— Non… oui…
— Vous irez voir la dame en question au cap Ferrat ?
Maigret n’en savait rien ! Il ne pouvait penser à trente-six choses à la fois, et pour l’instant il ne pensait pas à Harry Brown, mais à William. Place Macé, il serra négligemment la main de son compagnon, sauta dans un taxi.
— Suivez la route du cap d’Antibes… Je vous arrêterai…
Et il se répéta, tout seul dans le fond de la voiture :
— William Brown a été assassiné !
La petite grille, l’allée de gravier, puis la cloche, une lampe électrique s’allumant au-dessus de la porte, des pas dans le hall, l’huis entrouvert…
— C’est vous ! soupira Gina Martini en reconnaissant le commissaire et en s’effaçant pour le laisser entrer.
On entendait une voix d’homme dans le salon.
— Venez… je vais vous expliquer…
L’homme était debout, un carnet à la main, et la vieille femme avait la moitié du corps engagée dans une armoire.
— M. Petitfils… Nous lui avons demandé de venir pour…
M. Petitfils était maigre, avec de longues moustaches tristes, des yeux fatigués.
— C’est le directeur de la principale agence de location de villas… Nous l’avons appelé pour prendre conseil et…
Toujours l’odeur de musc. Les deux femmes avaient retiré leurs vêtements de deuil et portaient des peignoirs d’intérieur, des savates.
Tout cela était désordonné. Est-ce que la lumière était moins forte que d’habitude ? On avait une impression de grisaille. La vieille femme sortait de son armoire, saluait Maigret, expliquait :
— Depuis que j’ai vu ces deux femmes à l’enterrement, je ne suis pas tranquille… Alors je me suis adressée à M. Petitfils pour lui demander son avis… Il pense comme moi qu’il faut dresser un inventaire…
— Un inventaire de quoi ?
— Des objets qui nous appartiennent et de ceux qui appartiennent à William… Nous travaillons depuis deux heures de l’après-midi…
Cela se voyait ! Il y avait des piles de linge sur les tables, des objets disparates par terre, des livres entassés, du linge encore dans des corbeilles…
Et M. Petitfils prenait des notes, dessinait des croix à côté de la désignation des objets.
Qu’est-ce que Maigret était venu faire là ? Ce n’était déjà plus la villa Brown. Inutile d’y chercher son souvenir. On vidait les armoires, les tiroirs, on entassait tout, on triait, on classait.
— Quant au poêle, il m’a toujours appartenu, disait la vieille. Je l’avais déjà il y a vingt ans, dans mon logement de Toulouse.
— Vous ne voulez pas prendre quelque chose, commissaire ? questionnait Gina.
Il y avait un verre sale : celui de l’homme d’affaires. Il fumait, tout en prenant des notes, un cigare de Brown.
— Merci… Je voulais seulement vous dire…
Leur dire quoi ?
— … que j’espère, demain, mettre la main sur l’assassin…
— Déjà ?
Cela ne les intéressait pas. Par contre, la vieille questionnait :
— Vous avez dû voir le fils, n’est-ce pas ?… Qu’est-ce qu’il dit ?… Qu’est-ce qu’il compte faire ?… Est-ce qu’il a l’intention de venir tout nous prendre ?…
— Je ne sais pas… Je ne le pense pas…
— Ce serait honteux ! Des gens aussi riches ! Mais ce sont justement ceux-là qui…
La vieille souffrait vraiment ! L’inquiétude lui était une torture ! Elle regardait toutes les vieilleries qui l’entouraient avec une peur atroce de les perdre.
Et Maigret avait la main sur son portefeuille ! Il lui suffirait de l’ouvrir, d’en tirer une petite feuille de papier, de la montrer aux deux femmes…
Est-ce que, du coup, elles ne danseraient pas d’allégresse ? Est-ce que, même, la joie, trop forte, ne tuerait pas la mère ?
Des millions et des millions ! Des millions qu’elles ne tiendraient pas encore, certes, qu’il leur faudrait aller conquérir en Australie, à grand renfort de procès !
Mais elles iraient ! Il croyait les voir s’embarquer, descendre du paquebot, là-bas, avec des airs dignes !
Ce ne serait plus un M. Petitfils qu’elles auraient comme homme d’affaires, mais des notaires, des avoués, des avocats…
— Je vous laisse travailler… Je viendrai vous voir demain…
Il avait toujours son taxi à la porte. Il s’y installa sans donner d’adresse, et le chauffeur attendit, tenant la portière entrouverte.
— À Cannes… dit enfin Maigret.
Et c’étaient toujours les mêmes pensées qui lui revenaient : « Brown a été assassiné !… Pas d’histoires ! »
Sacré Brown ! Si la blessure eût été à la poitrine, on eût pu croire qu’il s’était tué pour faire enrager le monde.
Mais on ne se poignarde pas soi-même par-derrière, que diable !
Ce n’était plus lui qui intriguait Maigret ! Le commissaire avait l’impression de le connaître aussi bien que s’il eût été son ami de toujours.
D’abord William en Australie… Un garçon riche, bien élevé, un peu timide, vivant chez ses parents, se mariant quand il en avait l’âge avec une personne convenable, lui faisant des enfants…
Ce Brown-là ressemblait assez au fils Brown… Il avait peut-être parfois du vague à l’âme, des désirs troubles, mais il devait les mettre sur le compte d’une mauvaise santé passagère et se purger.