40 лет Санкт-Петербургской типологической школе - В. Храковский
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Dans les langues ergatives, c'est aussi celle que l'on qualifie habituellement de transitive. Par exemple, le tcherkesse a des constructions biactancielles de deux types différents [Paris 1991: 34]. Toutes deux incluent un terme au cas direct et un préfixe actanciel coréférent de ce terme et placé en première position dans la forme verbale. Mais l'autre terme est différent dans les deux constructions. Dans l'une, c'est un terme nominal au cas oblique qui généralement n'est pas en tête de phrase et qui est coréférent d'un préfixe verbal dit de «deuxième série» ou de «deuxième position» (ex. 4).
Dans l'autre, c'est un terme également au cas oblique, mais qui figure le plus souvent en tête de phrase et qui est coréférent d'un autre préfixe verbal dit de «troisième série» ou de «troisième position» (ex. 5).
Dans (4), — ye est un préfixe de deuxième série; dans (5), — yэ est un préfixe de troisième série. C'est la construction du type de (5) qui s'emploie dans le cas d'une action prototypique. Et c'est aussi celle-ci que déjà Dumézil, parlant des langues caucasiques du nord-ouest en général [Dumézil 1932: 156] ou de l'oubykh [Dumézil 1975: 9], appelle transitive en justifiant ce choix par l'intuition des locuteurs.
Une autre langue ergative, d'un type un peu différent, le lez-ghien, a plusieurs constructions biactancielles. L'une d'elles, qui comporte un terme à l'ergatif et un autre à l'absolutif, ex. (6) [Haspelmath 1993: 289], sert à exprimer l'action prototypique. C'est aussi celle qui est décrite comme transitive.
(6) ajal-di get'e xa-na
enfant-ERG pot casser-AOR
«L'enfant a cassé le pot».
Citons un dernier exemple dans une langue accusative où tous les compléments du verbe sont prépositionnels, le tahitien. Dans une phrase comme (7), la construction comprend un complément introduit par la préposition multifonctionnelle i, qui s'emploie dans beaucoup d'autres compléments; mais une certaine propriété transformationnelle qui ne peut être décrite ici (v. [Lazard & Peitzer 2000: 63–64]), fait que cette construction est analysée comme transitive. Or c'est précisément celle qui sert à exprimer l'action prototypique: cette construction est donc dans cette langue la CBM.
(7) 'ua hâmani te tâmuta i te fare
ASP fabriquer ART charpentier PREPART maison
«Le charpentier a construit la maison».
On pourrait multiplier les exemples avec toujours le même résultat. Ils confirment l'idée que la notion d'action prototypique est à la base de la notion traditionnelle plus ou moins intuitive de transitivité. L'attachement des grammairiens à cette notion et l'usage étendu qu'ils en font suggèrent que la notion d'action prototypique a une importance particulière pour les humains en tant qu'êtres parlants: elle semble bien jouer le rôle de modèle de tout procès impliquant deux participants. Avec, corrélativement, les constructions qui l'expriment (les formes de la CBM), elle occupe une place centrale dans la syntaxe de toutes les langues. On est ainsi conduit à penser qu'elle appartient, d'une certaine manière au noyau central de la représentation du monde dans l'esprit des hommes. Cette considération ouvre une perspective intéressanté sur les processus cognitifs. On saisit ici un exemple des contributions que l'étude comparative des langues, faite avec une méthode suffisamment rigoureuse, peut apporter aux sciences cognitives.
6. Une typologieLes considérations qui précèdent permettent de construire une intéressante typologie des langues. Nous avons dit que, dans la plupart des langues, la CBM, que nous pouvons désormais appeler tout simplement la construction transitive, n'est pas limitée à l'expression de l'action prototypique. Mais les langues diffèrent considérablement quant à l'extension qu'elles lui dorment.
En français la construction transitive s'emploie pour exprimer quantité d'actions non prototypiques, comme peuvent l'illustrer les exemples suivants.
(8a) Le jardinier a tué le lapin.
(8b) Le jardinier a tué un/des lapins.
(8c) Le jardinier tuait des lapins.
(9a) La foudre a tué le jardinier.
(9b) L 'émotion a tué ce malheureux.
(10a) Le jardinier a vu le lapin.
(10b) Le jardinier aime ses lapins.
(8a) exprime une action prototypique: le sujet désigne un humain défini, donc bien individué; l'action est réelle, discrète, complète; l'objet désigne un être défini, qui est assurément affecté par l'action. Dans tous les autres exemples, la même construction est employée pour décrire des actions qui, toutes, par un trait ou un autre, s'écartent du prototype. Dans (8b) le patient est moins individué, car indéfini; il l'est encore moins s'il est pluriel. Dans (8c) l'action n'est pas discrète ou n'est pas complète, car l'imparfait dénote un procès habituel ou en cours. Dans (9a) et (9b) le sujet ne désigne pas un humain, mais une force naturelle ou un état psychique. Dans (10a) et (10b), il n'y a pas d'action du tout, mais une perception et un sentiment. Le maximum d'écart par rapport à l'action prototypique se rencontre dans des phrases comme (11), où il n'y a ni action ni agent ni patient: le verbe exprime une localisation, le sujet et l'objet désignent des choses inanimées, dont ni l'une ni l'autre n'est affectée par le procès[38]. Et cependant la construction est toujours la même que dans (8a).
(11) L 'école jouxte la mairie.
Le français est donc une langue où la construction transitive a une très grande extension. 11 en va de même en général dans les langues indo-européennes d'Europe occidentale. Il semble même qu'en anglais la construction s'étende plus loin encore qu'en français. En revanche, en rosse l'emploi de la construction transitive est sensiblement plus limitée. Beaucoup de procès ou de relations qui s'expriment en français et d'autres langues d'Europe occidentale au moyen de la construction transitive sont rendus en russe au moyen d'autres constructions, ex.
(12) et (13).
(12) U menja est ' kniga.
«J'ai un livre».
(13) V komnate paxnet jablokami.
«La chambre sent la pomme».
(12) illustre un type d'expression, où «avoir» s'exprime par le tour inverse, «être à/chez». Ce type est répandu dans de nombreuses langues: ce sont plutôt les langues possédant un verbe «avoir» (transitif), qui paraissent exceptionnelles. Quant à (13), c'est une construction sans sujet au nominatif comme il y en a différentes sortes en russe (v., p. ex., [Guiraud-Weber 1984]). Cette langue fait partie de celles qui limitent ou tendent à limiter la construction transitive à l'expression de procès agentifs.
L'emploi de la CBM peut en principe se trouver, dans certaines langues, strictement borné à l'expression d'actions prototypiques. Les langues caucasiques du nord-est ne sont pas loin de ce cas limite. Le lezghien, par exemple, a de nombreuses constructions biactancielles. La construction transitive est caractérisée par le module actanciel ERGA-TIF — ABSOLUTIF (v. ci-dessus, § 5), augmenté éventuellement d'un troisième cas dans les constructions transitives «élargies»[39]. A côté de cette construction, il en existe une série d'autres, dites intransitives, définies par divers modules actanciels: ABSOLUTIF — DATIF, ABSOLUTIF — ADESSIF, ABSOLUTIF — ADELATIF, ABSOLUTIF — POSTESSIP, DATIF — ABSOLUTIF, ERGATIF — DATIF, etc. [Haspelmath 1993:269,280, 284], utilisées pour l'expression de diverses sortes de procès qui s'écartent peu ou prou de l'action prototypique. La construction transitive est limitée à celles des actions qui sont conformes au prototype ou qui s'en rapprochent.
On peut ainsi dresser une échelle typologique, sur laquelle les langues, selon qu'elles donnent plus ou moins d'extension à la construction transitive, se situent à différents niveaux entre un minimum, dont le lezghien est proche, et un maximum relatif, représenté par les langues d'Europe occidentale (cf. [Lazard 1997: 252–255; réimpr. 2001:282–285]). Il y a là matière à une étude extensive.
7. Autres développementsLa problématique et la méthode exposées ci-dessus ouvrent encore des perspectives sur d'autres points, que je ne peux pas développer ici: je me contenterai d'esquisser très brièvement deux d'entre elles.
7.1. La zone objectale. La conception traditionnelle de la phrase transitive inclut les notions de sujet et d'objet. Ces notions sont aussi confuses que celle de transitivité, mais ne doivent pas plus qu'elle être regardées comme dépourvues de sens. Il y a au contraire lieu de penser qu'elles recouvrent des phénomènes importants, qu'il importe de mettre au clair. Je laisserai ici de côté celle de sujet, qui met en jeu un ensemble complexe de faits dont une partie déborde le cadre de la phrase simple (cf. [Lazard 1994: 100–122; 19986: 97—118]), pour ne considérer que celle d'objet.
A partir des prémisses que nous avons adoptées il est facile de définir l'objet. Quand la CBM (ou construction transitive) exprime une action prototypique, les deux actants désignent l'un un agent, l'autre un patient. Nous appellerons objet celui qui représente le patient, et aussi tout actant traité de même quand cette construction exprime un procès autre qu'une action prototypique.
(14) Définition: L'objet est, parmi les deux actants de la construction biactancieîle majeure (ou construction transitive), celui qui désigne le patient quand cette construction exprime une action prototypique.
L'objet est une entité morphosyntaxique. Il est donc défini en termes morphosyntaxiques (c'est l'un des actants d'une certaine construction), mais à partir d'un ancrage sémantique qui permet de l'identifier en toute langue.
Il y a cependant des cas problématiques. En voici quelques-uns:
a) Marquage différentiel de l'objet, ex. (15) en persane:
(15a) ketâb-râ xând-am
livre-OBJ lire-lSG
«J'ai lu le livre».
(15b) ketâb xând-am
«J'ai lu un/des livres».
Nous avons ici deux formes d'objet, l'une marquée par un morphème spécifique (la postposition râ) dans (15a), l'autre non marquée dans (15b). C'est la première qui répond à la définition, car l'objet y est défini, donc mieux individué que dans la seconde. Dans les phrases exprimant des actions prototypiques, l'objet est marqué par râ. Il y a donc deux types d'objet dans cette langue (et beaucoup d'autres): l'un marqué, qu'on peut appeler «objet prototypique», l'autre non marqué.
b) Deux objets dans la même proposition, ex. (16) en persan aussi:
(16a) ketâb-râ motâlee kard-am étude faire-lSG
«J'ai étudié (litt. fait étude) le livre».
(16b) ketâb motâlee kard-am
«J'ai étudié un/des livre(s)».
(16a) comprend un objet prototypique et un autre, (16b) comprend deux objets non prototypiques.
c) Dans certaines langues on trouve, avec des verbes classés comme intransitifs, un terme nominal sans marque qui ressemble à un objet, ex. (17b) en wargamay, langue ergative:
(17a) rjad'a wagun ganda-Hu
lsg: ERG bois brûler-PERRTRANS
«J'ai brûlé le bois».
(17b) rjayba mala ganda-gi
lsg: NOM main brûler- PERF:1NTR
«Je me suis brûlé la main».
Dans (17a), la construction est la CBM, avec un premier actant à l'ergatif représentant un agent, un objet prototypique à l'absolutif et un verbe morphologiquement marqué comme transitif. Dans (17b), le verbe est morphologiquement intransitif, le premier actant est à l'absolutif, et il y a en outre une sorte de quasi-objet à l'absolutif également.
Ces faits et d'autres conduisent à poser, à côté de l'objet prototypique, des actants qui en sont grammaticalement voisins, quoique distincts, c'est-à-dire à concevoir une «zone objectale», qui comprend l'objet prototypique et aussi, au voisinage de celui-ci, d'autres sortes d'objets ou quasi-objets [Lazard 1994: 84—100; 1998a: 80–96].
7.2. La transitivité généralisée. En considérant l'existence d'objets non-prototypiques, ainsi que d'autres faits qui ne peuvent être examinés ici, on est amené à concevoir la transitivité, non plus comme un propriété qu'un verbe (ou une phrase) possède ou ne possède pas, mais comme une grandeur graduelle. Cette notion a été aperçue et abondamment documentée par Hopper et Thompson [1980], mais par une démarche intuitive, plus suggestive que démonstrative. On peut la fonder en théorie par une recherche menée selon une méthode plus rigoureuse [Lazard 1994: 244–260; 1998a: 232–245; 19986; réimpr. 2001: 299–324].
Cette conception est parfaitement compatible avec celle que nous avons développée ci-dessus[40]: elle n'en est qu'un élargissement. Dans la perspective de la transitivité graduelle, les verbes (ou phrases) que nous avons définis comme transitifs, c'est-à-dire ceux qui admettent la CBM, deviennent les plus transitifs, et, parmi les verbes considérés comme intransitifs, certains, lorsqu'ils sont accompagnés de deux actants, se laissent analyser comme seulement moins transitifs, ils désignent des procès à deux participants qui s'écartent plus ou moins de l'action prototypique.
La transitivité morphosyntaxique varie d'un maximum (la CBM et les verbes qui y entrent) et un minimum (la construction uniactan-cielle). Corrélativement, la transitivité sémantique varie d'un maximum (l'action prototypique) à un minimum (les procès à un seul participant).
Les variations sont elles-mêmes variables selon les langues: au sein du tableau général, dont les grandes lignes sont communes à toutes les langues, chacune a son propre choix de variations morphosyntaxiques et sémantiques, c'est-à-dire sa propre échelle de transitivité.
Abréviations RéférencesBenveniste E. Problèmes de linguistique générale. Paris, 1974.
Dumézil G. Etudes comparatives sur les langues caucasiennes du nord-ouest. Paris, 1932.
Dumézil G. Le verbe oubykh. Etudes descriptives et comparatives. Paris, 1975.