Полное собрание сочинений. Том 90 - Толстой Л.Н.
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A mon avis non seulement le travail n’est pas une vertu, mais dans notre société défectueusement organisée il est le plus souvent un des principaux moyens d’anesthesie morale dans le genre du tabac, du vin et autres moyens employés par les hommes pour s’étourdir sur le désordre et le vide de leur existence; et c’est précisément sous ce jour que M. Zola recommande le travail à la jeunesse.
La grande différence entre la lettre de M. Dumas et le discours de M. Zola, sans parler de la différence extérieure qui consiste en ce que le discours de M. Zola est adressé à la jeunesse dont il semble rechercher l’approbation, tandis que la lettre de M. Dumas ne fait pas de compliments aux jeunes gens mais au contraire au lieu de leur inculquer qu’ils sont des personnages importants et que tout dépend d’eux (ce qu’ils ne doivent jamais croire pour être bons à quelque chose) leur signale, leurs défauts habituels, leur présomption et leur légèreté et par cela leur est utile au lieu de leur être nuisible; la grande différence de ces deux écrits consiste en ce que le discors de M. Zola a pour but de retenir les hommes sur la voie dans laquelle ils se trouvent, en leur faisant accroire que ce qu’ils savent est précisément ce qu’il doivent savoir et que ce qu’ils font est précisément ce qu’ils doivent faire tandis que la lettre de M. Dumas leur montre qu’ils ne savent pas le principal de ce qu’ls devraient savoir et ne vivent pas comme ils devraient vivre.
Plus les hommes croiront qu’ils peuvent être amenés malgré eux une force extérieure agissant de soi-même — religion ou science — à ил changement bienfaisant de leur existence et, que pour que ce changement arrive ils n’ont qu’à travailler dans l’ordre établi, plus ce changement sera difficile à accomplir; et là est le défaut principal du discors de M. Zola.
Mais au contraire plus les hommes croiront qu’il ne dépend que d’eux mêmes de changer leurs rapports mutuels et qu’ils peuvent le faire quand ils le voudront en se mettant à aimer les uns les autres au lieu de s’entredéchirer comme ils le font à présent et plus cela deviendra possible. Plus les hommes se laisseront aller à cette suggestion et plus ils seront entraînés à la réaliser. Et c’est là le grand mérite de la lettre de M. Dumas. M. Dumas n’appartient à aucun parti, à aucune religion; il a aussi peu de foi dans les superstitions du passé que dans celles du présent, et c’est précisément à cause de cela qu’il observe, qu’il pense et qu’il voit non seulement le présent, mais aussi l’avenir, comme ceux que l’on appelait dans l’antiquité les voyants. Il paraîtra étrange à ceux qui, en lisant un écrivain, ne voient que le contenu d’un livre et non pas l’âme de l’écrivain, que M. Dumas, l’auteur de la «Dame aux camélias» et de l’«Affaire Clemenceau», ce même Dumas voit l’avenir et prophétise. Mais si bizarre que cela nous paraisse, la prophétie se faisant entendre non pas dans le désert ou sur les bords du Jourdain et de la bouche d’un ermite couvert de peaux de bêtes, mais apparaissant dans un journal quotidien au bord de la Seine — n’en reste pas moins prophétie.
Les paroles de M. Dumas eu ont tous les attributs: 1-e celui de toute prophétie d’être tout à fait contraire à la dispositon générale des hommes au milieu desquels elle se fait entendre; 2-e celui que malgré cela tous ceux qui l’entendent ressentent sa vérité, et 3-e surtout celui que la prophétie pousse les hommes à réaliser ce qu’elle prophétise.
M. Dumas prédit que les hommes après avoir tout essayé, se mettront sérieusement à appliquer à la vie la loi de l’amour fraternel et que ce changement se produira beaucoup plus tôt qu’on ne le pense. On peut contester la proximité de ce changement, même sa possibilité, mais il est évident que s’il se produisait, il résoudrait toutes les contradictions, toutes les difficultés et détournerait tous les malheurs dont nous menace la fin de notre siècle.
La seule objection ou plutôt la seule question que l’on puisse faire à M. Dumas, c’est de lui demander pourquoi, si l’amour du prochain est possible, inhérent à la nature humaine, pourquoi il s'est passé tant de milliers d’années (car le commandement d’aimer Dieu et son prochain n’est pas un commandement du Christ mais encore de Moïse) sans que les hommes qui connaissaient ce moyen de se rendre heureux, ne l’aient pratiqué.
Quelle est la cause qui empêche la manifestation dé ce sentiment si naturel et si bienfaisant pour l’humanité?
Il est évident que ce n’est pas assez de dire: aimez vous les uns les autres. Cela se dit depuis 3000 ans, on ne cesse de le répéter sur tous les tons du haut de toutes les chaires religieuses et même laïques; mais les hommes continuent à s’exterminer au lieu de s’aimer comme on le leur prêche depuis tant de siècles. Personne de nos jours ne doute que si les hommes, au lieu de s’entre-déchirer en recherchant chacun leur propre bonheur celui de leur famille ou de leur patrie, s’aidaient les uns les autres, s’ils remplaçaient l’égoïsme par l’amour, s’ils organisaient leur vie sur le principe collectiviste au lieu du principe individualisme, comme le disent dans leur mauvais jargon les sociologues, s’ils s’aimaient entre eux comme ils s’aiment eux mêmes, si au moins ils ne faisaient pas aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’il leur fût fait, comme cela a été bien dit depuis 2000 ans, la dose de bonheur personnel que recherche chaque homme serait plus grande et la vie humaine en général serait raisonnable et heureuse au lieu d’être ce qu’elle est, une suite de contradiction et de souffrances.
Personne ne doute de ce que si les hommes continuent à s’arracher les uns aux autres la propriété du sol et les produits de leur travail la revanche de ceux qui étaient privés du droit de travailler à la terre et des produits de leur travail ne se fera pas attendre et que tous ceux qui ont été privés de leur droits reprendront avec violence et vengeance tout ce qui leur a été enlevé. Pessonne ne doute non plus de ce que les armements réciproques des nations n'aboutissent à de terribles massacres et à la ruine et à la dégénération de tous les peuples enchaînés dans ce cercle d’armements réciproques. Personne ne doute de ce que l'ordre de choses actuel s’il se prolonge encore pendant quelques dizaines d’années n’aboutisse à une débacle générale.
Excepté cela tous les hommes de notre monde chrétien reconnaissent si ce n’est la loi religieuse de l’amour, la règle morale du même principe chrétien de ne pas faire à son prochain ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fit et malgré cela continuent à faire tout le contraire de ce qu’ils reconnaissent.
Evidemment il y a une raison majeure, qui les empêche de faire ce qui leur est avantageux, ce qui les sauveraient des dangers qui les menacent et ce que leur dicte leur conscience. Dire que l’amour appliqué à la vie est une chimère! Mais alors pourquoi depuis tant de siècles les hommes se laisseraient ils tromper par ce rêve irréalisable. Il serait temps de le reconnaître. Or les hommes ne peuvent se résoudre ni à suivre dans leur vie la loi de l’amour, ni à abandonner l’idée de le faire. D’où cela vient-il? Quelle est la raison de cette contradiction qui dure depuis des siècles? Ce n’est pas que les hommes de notre temps n’aient le désir ni la possibilité de faire ce que leur dictent à la fois et leur bon sens et le danger de leur état et surtout la loi de Celui qu’ils nomment Dieu et leur conscience, mais c’est qu’ils font précisément ce que M. Zola leur conseille de faire: ils sont occupés, ils travaillent tous à un travail commencé depuis longtemps et dans lequel il est impossible de s’arrêter pour se concentrer, de réfléchir à ce qu’ils sont et ce qu’ils devraient être.
Toutes les grandes révolutions dans la vie des hommes se font dans la pensée. Qu’un changement se produise dans la pensée des hommes et l’action suivra aussi immanquablement la direction de la pensée que la barque suit la direcrion donnée par le gouvernail. Dès sa première prédication Jésus ne disait pas aux hommes: aimez vous les uns les autres (il enseigna l’amour plus tard à ses disciples), mais il disait ce que prêchait avant lui Jean Baptiste — le repentir, le μετανοείτε с. a. d. le changement de la conception de la vie p-μετανοείτε changez votre conception de la vie ou bien vous périrez tous, disait-il. Le sens de votre vie ne peut pas consister dans la poursuite de votre bien-être personnel ou de celui de votre famille ou de votre nation parce que ce bonheur ne peut être atteint qu’au détriment de celui de votre prochain. Comprenez bien que le sens de votre vie ne peut consister que dans l'accomplissement de la volonté de celui qui vous a envoyé dans cette vie et exige de vous non pas la poursuite de vos intérêts personnels mais Г accomplissement de son but à lui, de l’établissement du royaume des cieux comme le disait Jésus.
μετανοείτε, changez de manière de concevoir la vie ou bien vous périrez tous, disait-il il y a 1800 ans, et il ne cesse de le faire à présent par toutes les contradictions et tous les maux de notre temps qui proviennent tous de ce que les hommes ne l’ont pas écouté et n’ont pas accepté la conception de la vie qu’il leur proposait. μετανοείτε, disait-il, ou bien vous périrez tous. Et l’alternative est la même qu’elle l’était il y a 1800 ans. La seule différence est qu’elle est plus pressante de nos jours que du temps de Jésus. S’il était possible il y a 2000 ans du temps de l’empire Romain, même du temps de Charles Quint, même du temps d’avant la révolution et les guerres Napoléoniennes de ne pas voir la futilité, je dirai même l’absurdité des tentatives d’acquérir le bonheur personnel, de la famille, de la nation ou de l’état par la lutte contre tous ceux qui recherchent le même bonheur personnel de la famille ou de l’état, cette illusion est devenue parfaitement impossible de notre temps pour chaque homme qui s'arrêterait ne fût - ce que pour un instant dans sa besogne et réfléchirait à ce qu’il est ce qu’est le monde autour de lui et ce qu’il devrait être. De sort, que si j'étais appelé à donner un conseil unique et celui que je juge le plus utile aux hommes de notre siècle, je ne leur dirai qu’une chose: au nom de Dieu arrêtez vous pour un instant, cessez de travailler, regardez autour de vous, pensez à ce que vous êtes, ce que vous devriez être, pensez à l’idéal.
M. Zola dit que les peuples ne doivent pas regarder en haut, ni croire à une puissance supérieure, ni s'exalter dans l’idéal. Probablement M. Zola sousentend sous le mot idéal, ou bien le surnaturel, c’est à dire le fatras théologique de la Trinité, de l’Eglise, du pape etc. ou bien l'inexpliqué, comme il le dit, les forces du vaste monde dans lequel [nous] nous baignons. Et dans ce cas les hommes feront bien de suivre le conseil de M. Zola. Mais c’est que l’idéal n’est ni le surnaturel ni l’inexpliqué. L’idéal est au contraire tout ce qu’il y a de plus naturel et de plus, je ne dirai pas d’expliqué, mais de plus certain pour l’homme.
L’idéal en géometrie c’est la ligne parfaitement droite et le cercle dont tous les rayons sont égaux, en science c’est la vérité pure, en morale la vertu parfaite.
Toutes ces choses la ligne droite comme la vérité pure et la vertu parfaite n’ont jamais existé, mais elles nous sont non seulement plus naturelles, plus connues et plus expliquées que toutes nos autres connaissances, mais ce sont les seules choses que nous connaissons avec certitude.
On dit vulgairement que la véritable réalité c’est ce qui existe ou bien que ce n’est que ce qui existe, qui est réel. C’est tout le contraire: la vraie réalité, celle que nous connaissons véritablement, c’est ce qui n’a jamais existé. L’idéal est la seule chose que nous connaissons avec certitude. Ce n’est que grâce à l’idéal que nous connaissons quoi que ce soit, et c’est à cause de cela que ce n’est que l’idéal qui puisse nous guider comme individus et comme humanité dans notre existence. L’idéal chrétien est devant nous depuis 18 siècles, il brille de notre temps avec une telle intensité qu’il faut faire de grands efforts pour ne pas voir que tous nos maux proviennent de ce que nous ne le prenons par pour guide. Mais plus il devient difficile de ne pas le voir, plus certains hommes augmentent d’efforts pour engager les autres à faire comme eux, à fermer les yeux, afin de ne pas le voir. Pour être bien sûrs d’arriver, il faut surtout jeter la boussole par-dessus bord, disent-ils et ne point s’arrêter.
Les hommes de notre monde chrétien ressemblent à des gens qui, pour déplacer quelque objet qui leur gâte l’existence, le tirent dans des directions opposées et n’ont pas le temps de s’accorder sur la direction dans laquelle ils devraient tirer.
Il suffit à l’homme actuel de s’arrêter un instant dans son activité et de réfléchir, de comparer les exigences de sa raison et de son coeur avec les conditions de la vie telle qu’elle est, pour qu’il s’aperçoive que toute sa vie, toutes ses actions sous en contradiction incessante et criante avec sa conscience, sa raison et son coeur. Demandez séparément à chaque homme de notre temps quelles sont les bases morales de sa conduite et presque tous vous diront que ce sont les principes chrétiens ou bien ceux de la justice fondée sur la même loi chrétienne. Et en le disant ils sont sincères. D’après l’état de leur conscience tous ces hommes devraient vivre comme des chrétiens; regardez-les, ils vivent comme des bêtes féroces. De sorte que pour la grande majorité d’hommes de notre monde chrétien, l’organisation de leur vie n’est pas le résultat de leur manière de voir et de sentir, mais de ce que certaines formes nécessaires jadis, continuent d’exister à l’heure qu’il est uniquement par l’inertie de la vie sociale.
Si dans les temps passés, quand les maux produits par la vie payenne n’étaient pas encore aussi évidents et surtout quand les principes chrétiéns n’étaient, pas encore si généralement acceptés, les hommes trouvaient moyen de soutenir consciemment le servage des ouvriers, l’oppression des uns par les autres, la loi pénale et surtout la guerre, il est devenu complètement impossible à l’heure qu’il est d’expliquer la raison d’être de toutes ces institutions. Les hommes de notre temps peuvent continuer leur vie payenne, mais ils ne peuvent plus l’excuser. L’humanité actuelle est arrivée à un tel degré de souffrance à cause de sa fausse conception de la vie et la vraie conception, celle qui donne le vrai bonheur grâce au progrés de l’intelligence humaine est devenue tellement claire et évidente que pour que les hommes de notre temps changent leur vie et l’accordent avec leur conscience; ils n’ont rien à entreprendre, ils n’ont qu’à s’arrêter et interrompre leur besogne. Pour que les hommes changent leur manière de vivre et de sentir il faut avant tout qu’ils changent leur manière de penser et pour qu’un tel changement se produise il faut que les hommes s’arrêtent et qu’ils fassent attention à ce qu’il doivent comprendre. Pour pouvoir entendre ce que leur crient ceux qui voudraient les sauver, ceux qui en chantant et criant roulent vers le précipice, doivent cesser leur vacarme et s’arrêter.